« Bordel, j'ai de la terre partout ! Regarde-moi ça ! Même habillée en noir j'arrive à m'en foutre partout. Tout ça c'est de ta faute, Abrahel. »

Je n'aurais jamais dû suivre cet imbécile. J'avais envie de prendre l'air et de tâter le terrain, certes, mais pas en compagnie de ce crétin fini, qui nous a fait passer par la terre au lieu d'utiliser des moyens moins...salissants. J'ai l'impression d'être un de ces zombies que les humains ont inventés pour se faire peur, maintenant.

« C'est toi qui voulais un compagnon de voyage, non ? Alors je suis là. Je t'aide à venir sur Terre et tu me remercies en m'engueulant, en plus. Sympa, la camaraderie, vraiment. »

Je n'avais pas répondu à sa pique, mais seulement fusillé du regard tout en m'époussetant, avant de reprendre cette forme vaporeuse commune aux démons qui ne peuvent prendre une apparence humaine que l'espace de quelques secondes. Il était vrai que je ne voulais pas faire le voyage seule. Avec un confrère – et j'insiste sur le con, ce gars est vraiment un cas – c'est toujours plus amusant. Nous avions choisi Londres pour commencer notre récolte d'âmes et expansion du vice et de la débauche, en pensant arpenter les grandes villes et celles qui possèdent une limite entre l'au-delà et le monde des vivants très mince. Entre possession, pactes, orgies et autres péchés, nous avions l'embarras du choix. Mais nous croyions avoir la belle vie lorsque...



« Enfin je t'attrape, suppôt de Satan! Cela fait des mois que je te traque, et te voilà dans mes filets! Tu vas retourner d'où tu viens, et ce plus vite que tu ne le crois! »

D'un ennui mortel, je vous l'assure. Si j'aurais pu, j'aurais bâillé. Ces fanatiques me rendaient la vie plus dure que je ne le croyais, me hurlant des versets tout en m'aspergeant de je-ne-sais-quel liquide – sûrement de l'eau bénite. D'ailleurs, j'ignorais comment il avait fait pour me trouver, je changeais fréquemment de corps – enfin, quand il était épuisé, ce qui signifiait environ tous les un ou deux mois – et je ne faisais pas de différence entre les classes sociales à priori importantes pour les humains, ce qui ne faisait planer aucun doute en ce qui concernait les disparitions subites de mes victimes. J'entendais ce fils de pute qui commençait à prier et qui me fichait un mal de crâne abominable (en tout cas un mal de crâne au corps que je possédais à ce moment-là), et je me sentais me briser. Il allait me renvoyer aux enfers si je n'agissais pas vite. Je pourrais faire agir le corps, lui faire prendre une arme et attaquer l'homme qui se tenait au-dessus de lui, mais j'étais attachée. Le seul moyen était de partir de là, de laisser ma récompense – l'âme – où elle était. C'est ce que j'ai fait, en me jurant de faire plus attention la prochaine fois. Et, accessoirement, trouver un moyen de prendre forme humaine pour pouvoir retrouver ce satané exorciste, et lui botter le derrière une bonne fois pour toutes.



« Nous voilà à Misty Hill. On m'a dit que le karma de cette ville est tellement mauvais que tous les démons se ramènent ici pour passer du bon temps et gagner en puissance. En plus, regarde-toi ! Tu as enfin réussi à prendre forme humaine. Tu pourras les tromper encore plus facilement avec ta jolie frimousse innocente...si tu n'ouvres pas la bouche, cela dit. » « T'ai-je déjà dit d'aller te faire voir, Abrahel ? Si tu ne me supportais vraiment pas, tu ne serais pas là avec moi, en train d'arpenter le monde à mes côtés. » « Tu as raison, ma belle. Alors, tu comptes faire quoi pour te fondre dans la masse humaine ? » « Il y a une maison close, dans cette ville. Dirigée par Asmodée. Je vais y faire un tour, lui faire un petit coucou. Et sûrement y travailler, il y a un tas d'âmes torturées à récolter, j'entends leurs hurlements d'ici. C'est...jouissif. » « La diva en puissance pense se reconvertir en catin ? Alouqua, je ne pensais vraiment pas que tu étais aussi...saaaaale ! » « Tu ne me connais que peu, malgré ce que l'on a traversé ces dernières années, mon chou. Tu ignores de quoi je suis capable. »



La lune noire. Un moment crucial, celui où tous les démons espèrent être appelés pour passer le plus de pactes possibles. J'en étais arrivée au quatrième pacte de la soirée quand une force étrange me troubla. D'habitude ce sont les humains qui font appel à moi, les sorciers et autre médiums préférant s'attaquer à ceux qui n'ont pas le pouvoir de les épuiser et de les rendre mabouls. Mais celui qui m'appelait n'avait pas l'air d'avoir de l'expérience, à en voir les gestes théâtraux qu'il faisait pour attirer mon attention. Quand je vous dis que les humains sont débiles...
« Bonsoir, joli cœur. Pourquoi m'as-tu invoquée ? » D'habitude je n'étais pas aussi chaleureuse, mais quand c'est un jeune homme qui vous appelle...mieux vaut ne pas les faire fuir et se la jouer mielleuse, limite provocante. Les hommes de cet âge n'aimeraient sûrement pas embrasser une momie décrépie. « Alors ? Qu'est-ce que tu veux ? Je n'ai pas toute la nuit. » Il paraissait intimidé. S'attendait-il à une réponse de ma part ? D'après la stupéfaction que je pouvais lire dans son regard, pas du tout. « Je, euh...je vous ai appelée pour que vous me fassiez devenir riche ! » « Tu es au courant que pour obtenir ce que tu désires, tu dois me vendre ton âme. » « Bien sûr que je suis au courant, sinon je vous aurais pas appelé. J'suis pas si con. » « Et qu'après j'aurais le droit à un baiser pour sceller le pacte. » « Mais oui ! Je peux avoir mon argent, maintenant ? » « Je viendrais chercher mon dû dans dix ans. Profites bien de ton bonheur matériel, mon chou. »
Après l'avoir gratifié d'un baiser, je partis. J'ignorais à ce moment-là qu'il allait commencer à m'appeler tous les mois, mais il fallait que je devine à tout prix ce qui se cachait sous sa frimousse de bad boy.

Et aussi que je m'intègre dans cette fichue ville. Bienvenue à Misty Hill !