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« Anjelika, viens, on doit partir maintenant » Tes pensées se perdent dans cette immensité bleue, œuvre d’art que saisissent tes prunelles enfantines. Tu jettes ton regard aussi loin qu’il t’ait possible d’aller, essayant de saisir tout comme un ensemble. Fascination devant le monstre qu’est l’océan, première fois que tu vois autant de liquide se disperser sous tes yeux, tu as l’impression que face à l’eau l’îlot de terre qu’est l’Ecosse est bien fragile. Après tout, si l’océan décidait de lancer ses eaux à l’attaque des côtes britanniques que pourriez-vous y faire, vous, pauvres humains si ce n’est courir. Oui, qu’est-ce que tu peux contre l’océan toi ? De ta petite place, tu éprouves curiosité  et répulsion pour le monstre endormi qui ramène simplement quelques vagues jusqu’à toi, venues lécher tes pieds. Une répulsion teintée de frayeur. Tu te recules brusquement en voyant ton pied entrer en contact avec sa limpidité sur laquelle se reflète le soleil comme autant de milliers de diamants. Tu ne te l’expliques pas. Personne ne peut. Phobie d’enfant allons, l’eau t’effraie. Ton père ayant voulu t’emmener une fois au bord du lac pour te faire faire quelques brasses tu avais refusé en bloc de mettre ne serait-ce qu’un orteil dans cette immondice, préférant la terre ferme, la sécurité. On t’avait aussitôt emmenée voir un médecin, autrement dit un prêtre, car ton père en fervent croyant ne faisait confiance qu’à peu de personne et certainement pas aux médecins lorsqu’il était question de la santé de sa progéniture, tout ça, histoire de savoir si ton caprice n’avait pas plutôt les allures d’une phobie. Phobie… Pourquoi ça s’appelle comme ça ? C’est pas comme si tu criais à la mort à chaque fois qu’une goutte d’eau te tombait dessus non plus, restons modéré. T’étais pas hystérique, non, le prêtre peut-être l’était-il lui en revanche à toujours vouloir associer les problèmes des autres à des choses ô combien graves – la possession. Nom d’un chien tu n’étais pas possédée non ! qu’il n’aille pas crier ça sur tout les toits ton père serait inquiet, et furieux ! Tu étais juste une enfant. Une enfant entourée d’adultes qui ne comprenaient simplement pas ta jeunesse. Tu aimais l’eau ; à distance. Sa beauté te fascinait, sa force t’impressionnait, son calme t’inquiétait. Tu te plaisais à l’admirer de loin, trop proche tu ressentais ton ventre se nouer en d’indénombrables tours. Tu avais l’impression que le liquide allait te happer toute entière, remplir tes poumons, t’emporter doucement, vicieusement. Oui, en fait t’étais peut-être bien atteinte mentalement. Quoi que non. Ça arrivait à tout le monde d’avoir des phobies. Pour certains il s’agissait des chiens, pour d’autres des ponts, d’autres c’était le feu, chose déjà plus compréhensible que toi parce que le feu tout le monde sait que c’est destructeur, il n’y a qu’à voir les incendies pendant les canicules d’été qui ravagent tout sur leur passage, ou plus communément les incendies de maison qui rendent tout poussière. Mais l’eau, non, personne ne se l’explique. Une étrangeté de plus à ajouter à ta liste. A force tu vas finir par devenir un alien, les gens vont te regarder en biais, mais n’est-ce pas déjà le cas, dans un sens, tu les entends déjà suffisamment leurs messes basses. Ses gémissements, ses exclamations comme quoi ta famille est différente, tu es différente, tu n’iras pas à l’école mais suivra des cours particuliers, ils disent depuis quelques jours que tu es une pauvre gosse sans mère. Mais merde ! Qui ils sont pour te juger ? Et pourquoi tu pourrais pas être différente justement ? L’étrangeté est le condiment de toute beauté. T’es étrange, t’es belle. Non, c’est trop simplet comme enchaînement. Bref. « Anjelika, allez ! » Ton rêche et sans appel,  celui de ton père. Ah oui c’est vrai il t’avait parlé. T’avais oublié, il voulait quoi ? Partir ? Ah… déjà. Vous veniez de passer quelques jours chez tes grands-parents maternels, pas par visite de courtoisie bien que cela aurait été plus joyeux. Pour une mise en bière. Tu manquais de régurgiter ou de pleurer –je ne sais pas- à cette pensée douloureuse. Ta mère avait été mise dans une caisse en bois. Puis jetée à la mer. Elle était partie, oui. Tu étais qu’une gamine mais tu saisissais pourtant très bien l’acte symbolique. Mais tes joues d’enfant n’avaient pas été souillées par les larmes pendant la messe, non. Trop d’émotions, tout s’était figé en toi. Tu n’avais pas vraiment suivi les psaumes de ce prêtre, trop dans tes pensées, à ressasser ton passé proche et tu t’étais levée quand il le fallait parfois soulevée par la main dur de ta tante lorsque tu ne réagissais pas à l’appel. Un pantin. Tu avais été inanimée pendant plus d’une heure, suivant les grands, qui eux-mêmes suivaient ta mère jusqu’à la mer. Tu avais tout gardé en une boule d’amertume et de regrets, venue se coincer au milieu de ta gorge. Etouffante. C’était comme ça que tu avais perçu cette journée. Puis tu étais partie te réfugier. Ton père et ta tante devaient déjà être tristes au fond d’eux même si tu soupçonnais ton père de se contrôler pour rester de marbre, tu ne pouvais pas fondre en larme devant eux, céder la première, c’était un interdit moral. Une gosse qui avaient des pensées adultes. C’était surprenant, mais attristant. Tu n’aurais jamais une enfance baignée dans l’insouciance, simple, fraîche, lumineuse, étincelante.
Tu lances un dernier coup d’œil vers l’océan, ennemi naturel et duquel tu te sens incroyablement attirée ; celui qui venait d’emporter ta mère vers l’horizon. Prestement tu te relèves, frottant tes mains l’une contre l’autre pour en décoller le sable et les petits cailloux mêlés. Obéissante tu vas ensuite rejoindre ton paternel. Il avait déjà assez de soucis oui, pas besoin de te montrer désobéissante, soit sage Anjelika, ton père le vaut bien. Tu trottes alors jusqu’à la voiture, laissant pour de bon le bord de mer écossais pour rentrer dans votre petite ville de campagne, Misty Hill, retrouver votre routine, ta vie. Au passage, ta grand-mère, présente pour le départ, t’embrasse le front levant ton visage de ses mains frêles. Tu te laisses faire, docilement, petit louveteau que tu es pour ces adultes, ta famille, un bien précieux à tes yeux mine de rien. You can beat the night, you’re not afraid of thunder ; you are full of light, you are full of wonder.