« Je n’ai pas envie. »
« Je sais mon ange. Maman n’en a pas envie non plus. Mais on n’a pas le choix… les choses sont devenues compliquées. »
Compliqué. C’est le terme que sa mère avait utilisé pour décrire la relation, ou plutôt, le divorce de ses parents. Leur séparation pure et dure. Ils n’étaient plus ensemble. Sa vie se craquelait. Ça, et puis ce déménagement soudain. D’une pierre deux coups. Un divorce, un nouveau départ. Mais qui a envie d’un nouveau départ à l’âge de 7 ans ? Qui a envie de quitter tout son petit univers pour un autre ? Certainement pas Aden. Il était assis au milieu de ce qui était sa chambre –maintenant vide. Comme s’il n’avait jamais vécu ici. Comme si elle ne lui appartenait déjà plus. Enfin, techniquement, elle ne lui appartiendrait plus dans exactement deux jours. Sa mère voulait partir, quitter Edimbourg, retourner dans sa ville natale. Un endroit paumé. Il ne savait même pas le situer sur sa carte géographique. Pourtant il connaissait à peu près tous les pays de l’Europe, et leur capitale. Oui, souvent, il s’ennuyait, alors il apprenait des choses, pour stimuler sa mémoire.
Il avait envie de pleurer. Sa gorge s’était nouée, et s’ensuivirent bientôt des larmes de crocodiles. Il n’avait absolument aucune envie de quitter cet appartement. Aucune envie d’aller dans un endroit qu’il ne connaissait pas.  Apprendre à connaitre d’autres personnes. M. Kamel était un homme très sympathique. C’était son ami. Il ne voulait pas l’abandonner, le laisser seul dans son appartement du 3ème étage. Après tout, il était le seul à le voir. Mais s’il le disait à sa mère, elle ne comprendrait pas. Pourtant, il avait déjà essayé. De lui expliquer. Lui dire qu’abandonner ses amis c’était mal. Qu’il ne pouvait pas le faire. Mais elle n’avait rien voulu entendre.
Deux heures plus tard, il se retrouva assis à l’arrière de la voiture de sa mère, partant vers leur nouvelle vie, vers Misty Hill.


Il se cachait derrière les jambes de sa mère. Il se trouvait dans un salon dont les murs étaient défraichis, les fauteuils usés et une odeur de vieux livres et de lavande flottait dans l’air. Ils venaient d’arriver. Sa mère qui avait expliqué qu’ils allaient vivre chez sa tante à elle, une dame sympathique qui vit dans une chouette maison et qui possède une librairie. Un endroit où il allait vraiment s’ennuyer, en gros. Ce qui ajoutait à son anxiété de départ. Tout était si pesant, si sombre. Elle n’avait pas d’enfants, elle n’avait jamais eu de mari. Les seuls descendants qui lui restaient étaient lui-même et sa mère. La famille Wheeler rétrécissait à vu d’œil.

Il se souvenait encore de la première fois qu’il l’avait vue. Il l’avait crainte dés le premier contact. Mais il avait su dés lors que c’était une personne qui avait souffert à travers le temps. Trop souffert. Et elle avait compris qu’il l'avait comprise. Du haut de ses 7 ans, sa sensibilité se reflétait dans ses yeux. C’est peut-être pour cela qu’ils finirent par s’attacher l’un à l’autre. Et aussi pour cela que cette perte lui pesait autant. Sa grande tante avait été sa meilleure amie, sa confidente, la personne la plus agréable au monde. Elle l’avait aidé. Elle l’avait sorti de plusieurs pétrins, elle lui avait fait découvrir les plus beaux livres du monde. Elle avait soignée ses bobos, elle l’avait défendu devant les autres enfants. Elle lui avait dit de s’exprimer à travers le dessin. Et avec elle, il n’avait pas besoin de parler. Elle le comprenait, ils se comprenaient sans parler. Elle était comme lui. Elle les voyait aussi. Elle lui manquait déjà. Affreusement.
Sa mort était survenue d’un coup. Du jour au lendemain. Dans son lit, de son sommeil si paisible, elle les avait quittés. D’abord, il avait cru qu’elle allait se réveiller. Elle ne pouvait pas mourir. Elle était immortelle à ses yeux. Il avait beau avoir 14 ans, savoir que la mort survient, non, pas la sienne, pas celle de ses proches. Il avait beaucoup pleuré ce jour-là. Il s’était vidé de toutes les larmes que son corps pouvait contenir. Et maintenant, elle le bloquait dans cette ville. A 21 ans, il allait devoir gérer une librairie. Il comprit qu’elle voulait qu’il reste à Misty Hill. Qu’il ne quitte pas cet endroit, sous aucun prétexte. Peut-être avait-elle vu des choses dans des visions ? Quelle importance. Il l’avait d’abord détesté. Puis s’était résigné. Après tout, elle lui était apparue pour s’excuser d’être partie si vite, si tôt. Il ne restait donc plus que lui, et sa mère.


« Un, deux, trois… un, deux, trois…c’est très bien mon ange. »
Il fit un grand sourire à sa mère, fière de lui. Parce que oui, il l’était. Chaque année, ça ne manquait pas, il apprenait des pas de danses. Elle mettait de la musique, et puis il la suivait dans ses mouvements. Il avait aujourd’hui 24 ans. Un bel âge, lui avait-elle dit. Enfin, elle le disait à chaque anniversaire. Et aux siens, il ne manquait pas de le lui faire remarquer qu’elle atteignait « un mauvais âge ». Elle répondait en riant. Elle riait toujours à son sarcasme et sa stupidité.
« Bien. Tu peux y aller maintenant, amuse-toi bien avec tes ami(e)s. » Elle lui sourit tendrement, déposant un baiser sur sa joue avant qu’il ne parte. Il franchit la porte d’entrée, essayant d’ignorer la boule qui se former dans sa gorge. Chaque année, elle apparaissait. Exactement à cette période. C’était la forme que prenait sa culpabilité. Il avait envie de pleurer, mais s’obligea à s’éclaircir la gorge. Il faisait nuit, et un vent léger soufflait. Ses pas le menèrent vers le parc. Il était un peu plus de 22 heures.
Chaque 15 mai, et depuis qu’il était en âge de fêter son anniversaire avec les ami(e)s qu’il n’avait pas, il le passait dans le parc à ne rien faire. Il faisait croire à sa mère qu’il menait une vie trépidante, riche en événements, une vie de jeune homme de son âge. Mais c’était loin d’être le cas. Il passait ses journées seul. Avec ses pensées, ses idées, ses réflexions.
Il s’installa près d’un arbre, allongé sur le dos, les yeux rivés sur le ciel étoilé, visible à travers les feuillages. C’était une belle nuit.
Il n’avait jamais pu s’intégrer dans cette ville. Il ne comprenait pas, mais comprenait tout à la fois. C’était un chaos total dans sa tête. Il se sentait oppressait, observait, et il étouffait de cette atmosphère pénible et pesante. Dés son arrivée, les gens l’avaient regardé avec un œil suspicieux. Aden, ce gamin trop timide, trop réservé, incapable de parler. Il n’avait même pas réussi à dire son prénom le premier jour d’école. Il avait surtout envie que la terre s’ouvre et qu’il s’enfonce tout au font, au plus profond. Il avait eu les pires défauts dont on puisse rêver enfant. Il avait du porter des lunettes, il avait bégayait pendant quelques années, et il était incapable de placer deux mots devant des étrangers. Enfin, devant tout le monde en général exception faite pour sa mère. Il était le gamin dont les autres enfants se jouaient parfois.
Bien sûr les choses avaient changées, sensiblement, plus tard. A l’adolescence, sa mère l’obligea à s’inscrire dans un club de théâtre. Cela peut paraitre cliché, mais ça l’a aidé à rencontrer d’autres personnes, à apprendre à parler correctement et à regarder les gens dans les yeux sans avoir une envie furieuse de se tirer une balle dans le crane. Un plus n’est-ce pas ?

Et puis bien sûr apprendre à parler en public. Pouvoir changer de peau, même durant 30 minutes par semaine, ça l’avait aidé à se construire. A avoir une vision plus ou moins différente de sa vie, et celle des autres. Il réussit même à faire une chose presque comme les autres jeunes de son âge : avoir sa première expérience sexuelle. N’est-ce pas le but de tout adolescent dont les hormones sont en ébullition ?  Ce ne fut pas bien glorieux, et ça dura quelques minutes, tout au plus. Mais passons donc ces détails peu agréables, personne ne veut se souvenir de sa première fois. Bon, il n’est pas devenu une bête de sexe par la suite, entendons-nous bien. Il est simplement devenu plus… performant ? Merci à Claudia, sa main gauche.  Rien de tel que de l’entrainement pour maintenir la force physique du poignet !
Et maintenant sa vie ne ressemble pas à grand-chose. Il vit au-dessus de la librairie, dans un appartement qu’il s’est aménagé lorsqu’il a hérité une bonne fois pour toute du magasin. Son travail, ranger des livres, aider les personnes à trouver ce qu’ils recherchent, commander des ouvrages, en lire. Il aimait ce qu’il faisait. C’était calme, il se trouvait souvent seul, et les gens ne le jugeaient plus autant qu’avant. Dans tous les cas, il avait quelque chose à faire avec ses mains, et c’était le plus important. Le reste, il l’ignorait. Il ignorait la magie, les esprits, les personnes surnaturelles qui entraient dans son magasin. Il enfouissait ça au plus profond de lui-même, s’obligeant à s’éclaircir l’esprit et ne jamais y penser. Il ignorait l’état des personnes également. Il s’obligeait à ne pas interférer dans leur vie, à ne pas voir leur tristesse, à ne pas faire intervenir son altruisme naturel. Sa grand-tante l’avait beau obligé à rester dans cette ville en mettant sur ses frêles épaules la librairie, il n’allait pas pour autant s’intégrer à la ville.