Le vent souffle dehors, froid et glacial. Il ne fait pas assez froid pour qu'il soit qualifié de blizzard mais la neige parvient déjà presque jusqu'aux genoux des adultes. Autant dire que les parents répugnent à laisser leurs bambins jouer dehors, sous peine de les voir voir ensevelis sous la neige.
Alors, les familles restent à l'intérieur, dans ces petites maisons cossues et agréablement chauffées au feu de bois. Des bougies éclairent la pièce au lieu de la lumière crue des ampoules. Sa grand-mère a toujours préféré les choses plus naturelles, elle qui vient de la campagne d'Aberdeen. Le sapin est monté depuis longtemps déjà et trône majestueusement dans le salon, illuminé de guirlandes scintillantes. Au pied de l'arbre on peut voir une réplique de la scène de la Nativité en porcelaine. Niall en a toujours aimé le dessin et les visages doux des personnages. Il a toujours trouvé l'image étrangement calme et rassurante.
La voix de sa grand-mère interrompt ses pensées. Assise dans un fauteuil près du feu, Niall est à ses pieds, à lire un des bouquins que ses parents lui ont donné sur l'histoire de Noël.
« Far ye fae, Niall ? »
L'enfant est perturbé par la question et fronce les sourcils. A défaut de trouver l'équivalent en Doric, le jeune garçon répond en anglais :
« Misty Hill. »
« Nae, nae. » le sermonne la femme aux cheveux grisonnants. « Aiberdeen. »
Avant qu'il n'ait l'occasion de demander où se trouve Aiberdeen, sa mère entre dans la pièce et adresse un regard perçant à sa grand-mère. La plus âgée garde l'air digne et ne détourne pas le regard. Elle sait qu'elle devra se taire, en présence de sa belle-fille. Les conversations en Doric sont courantes entre l'enfant et la grand-mère, mais seulement quand ils sont hors de portée de voix des parents de Niall. Niall sait que ses parents n'apprécient pas qu'il parle ce dialecte. Trop campagnard, peu prestigieux, il n'apporte rien selon eux à leur fils. Pourtant, Niall aime les consonances de cette langue, elles l'amusent. Depuis tout petit, il a assimilé cette langue à sa grand-mère, comme s'il s'agissait d'un code secret pour qu'ils communiquent entre eux. L'anglais est pour tout le reste, pour ses parents, pour l'école, pour les amis, les voisins. Mais le Doric (il ne connaissait pas la dénomination de la langue), c'était leur secret, à sa grand-mère et lui.
« Nous avons quitté Aberdeen depuis longtemps. Arrêtez de lui en parler, nous habitons ici, maintenant. »
Sa grand-mère ignore la remarque et la balaie du geste de la main. Niall sent qu'une nouvelle dispute va éclater entre les deux femmes et se recroqueville involontairement. Il n'aime pas les disputes familiales.
Mais alors que sa mère est sur le point de répliquer, la porte d'entrée s'ouvre avec fracas et on peut entendre le bruit de bottes sur le parquet. Le silence tombe sur la pièce comme une chape de plomb. L'air est tendu, on retient son souffle. Une minute passe avant que son père n'entre dans la pièce. Grand, autoritaire, froid, il a toujours fait peur à Niall.
« Appelle tes grands-parents. Nous allons bientôt dîner. »
Le garçon acquiesce et monte rapidement à l'étape prévenir ses grands-parents. Il sait qu'avant de redescendre, il devra se rendre présentable et que sa mère montera dans sa chambre pour ajuster tout ce qu'il n'avait pas été capable de faire. Même en petit comité, Niall devait toujours être parfait.
Bientôt l'heure du repas de Noël.



Les canettes de bière s'amoncellent sur le sol jonché de feuilles mortes, entre deux mégots de cigarette. La fumée se tord comme un serpent dans l'air frisquet d'un soir d'automne, se perd entre deux rires. Halloween approche à grands pas et dans une ville telle que Misty Hill, ce n'est pas anodin. Comme tous les gamins de son âge, Niall a envie de prendre des risques, de s'amuser, de faire le con, de tester les légendes urbaines. Il est largement passé minuit et ses parents le pensent profondément endormi, mais non, le fils parfait est dehors, brave les interdictions des parents pour fumer et boire. Un souffle de liberté au goût de nicotine et de houblon.
A ses côtés se tient son complice. Nicodème est son ami de toujours, son exutoire, son échappatoire. Car Niall étouffe. Il étouffe de cette famille trop conservatrice empêtrée dans la religion et l'argent. Il étouffe de toujours devoir être parfait, poli, gentil, humble. Parfois, il a envie de commettre des folies. Parfois, il a envie de faire quelque chose d'irrationnel. Parfois, il a simplement envie de fuir cette famille et cette ville qui l'enferment et l'enchaînent. Niall, comme tout ado de treize ans, rêve de liberté et de pouvoir faire ce dont il a envie.
Ses parents tolèrent Nicodème, bien qu'ils voient d'un mauvais œil son double héritage culturel. Pourquoi épouser une musulmane ? Ses parents ne comprennent pas, mais le garçon est respectable et il a presque le même âge que Niall alors pourquoi ne pas les laisser être amis ?
Un appel de Nicodème le sort de ses pensées sombres et son comportement joyeux lui arrache un sourire. Il fait froid et il est fatigué, mais Niall n'échangerait ces instants pour rien au monde. Avec Nicodème, il a enfin l'impression de vivre et s'il ne le lui dit jamais – être sentimental ? Faut pas rêver –, il lui est profondément reconnaissant de sa présence.
Une dernière cigarette va s'échouer dans le cimetière de feuilles mortes avant que les deux comparses ne se dirigent vers une des énièmes maisons hantées de Misty Hill.
Aventure, nous voilà.



Les cris résonnent à l'autre bout du fil et Niall puise dans toutes ses réserves de patience pour ne pas raccrocher au nez de sa mère. Ses mains tremblent autour du combiné. Ses cours, étalés sur son bureau, finissent par se perdre dans un magma de blanc tant il les fixe. Pour focaliser son attention sur autre chose que la voix de sa mère.
Chaque semaine depuis cinq mois, à présent, ils téléphonent. Tous ses examens ont été réussis avec brio, mais ça ne suffit pas. La joie qu'il avait ressentie face à ses résultats ? Envolée. Envolée, dès que la sonnerie du téléphone avait retenti. Comme un éternel rappel que, qu'importe qu'il soit maintenant un étudiant de l'Université d'Aberdeen, qu'importe qu'il soit loin de ses parents, ils étaient toujours là. Derrière lui, dans l'ombre, à surveiller chacun de ses faits et gestes. A lui dicter sa conduite.
Comme le Doric, sa vocation d'historien n'est pas assez prestigieuse, pas assez respectable. Qu'importe que Niall soit passionné de la culture antique gréco-romaine. Qu'importe qu'il soit un brillant élève. A quoi va-t-il échouer ? A devenir bibliothécaire ? Archiviste ? Archéologue ? Prof ? Et combien ça rapporte, dis-moi ? Et comment vas-tu t'en sortir dans la vie, dis-moi ? Est-ce à ça qu'on t'a formé ? A dilapider l'argent des Lachlainn pour aller déterrer des amphores falsifiées au fond de la Méditerranée ?
« Tu me déçois, fils. »
Un frisson parcoure Niall au son de la voix de son père. Ce n'est pas la première fois qu'il entend cette phrase. Pourtant, à chaque fois, elle fait mal. A chaque fois, c'est comme si on lui plantait un couteau en plein cœur.
Mais il ne peut pas abandonner comme ça. Pas maintenant.
« S'il vous plaît. » supplie-t-il. « S'il vous plaît. » Il déglutit, reprend son souffle. « Je ne peux pas lâcher tous mes cours comme ça. J'ai réussi le premier trimestre, laissez-moi au moins finir l'année... »
Le silence, au bout du fil, est écrasant. Niall attend, fébrile et plein d'espoir.
« L'année prochaine, tu changes. Pas de discussion »
Son père raccroche, et tout ce qu'il reste à Niall, c'est ces sonneries qui retentissent dans le vide et des rêves brisés.



La musique résonne entre les murs de la boîte, si fort que Niall entend à peine ce qu'on lui dit. Une bière en main, probablement déjà trop soûl pour se rappeler entièrement de la soirée demain, il crie par-dessus les beats électroniques et essaie de comprendre ce que souhaite dire son interlocuteur.
Le message n'a pas d'importance en soi. Tout se confond en danse et alcool et rires. Niall se fiche du reste du monde. Il veut s'éclater et profiter, croquer la vie à pleines dents. Il est jeune, il est brillant et à cet instant, c'est tout ce qui compte. Qu'importe que dans quelques mois, ce rêve éphémère s'arrêtera probablement. A cet instant, la tête légère due à l'alcool, il est libre. Libre de faire ce qu'il veut et de mener sa vie comme il l'entend. Il s'imagine rebelle, anarchiste. Il s'imagine lâcher ses études et partir, faire un tour des États-Unis. Il s'imagine envoyer valser ses parents, dire non à leurs plans pour lui, dire non à tous leurs sermons, tout simplement leur dire non.
Ses potes de fac autour de lui, des amis d'amis d'amis autour d'eux, Niall rit et boit, profite et oublie. Oublie sa famille, oublie Misty Hill, oublie cette liberté qui ne durera plus que quelques mois. Demain est un autre jour. Cette journée lui appartient.