Mars 2010

A 28 ans, Nicodème était des plus heureux. Il avait une femme aimante, Martha, qui attendait leur premier enfant. Enceinte de sept mois, Nicodème faisait tout son possible pour qu’elle se déplace le moins possible. Il était devenu papa poule avant l’heure. « Nicodème, je suis enceinte, pas en sucre ! » « Toi tu ne l’es peut-être pas, mais qu’en est-il de notre fille ? » « Es-tu en train de me dire que je vais accoucher d’un être fait de sucre ? Hum, n’aurais-tu fais que le travail à moitié ? » « C’est ce que tu crois, hein, viens par-là … » Nicodème pris sa femme dans ses bras et l’embrassa tendrement. Plus amoureux que jamais, sa femme enceinte lui permettait de garder les pieds sur terre. Ils venaient d’emménager à Misty Hill, Martha pour la première fois. Nicodème était revenu prendre le flambeau de son défunt père. Il lui avait fait une promesse, il se devait de la respecter en sa mémoire.

Nicodème pour son père ; Saif pour sa mère. Ne pouvant pas se décider, le couple McIlrath avait opté pour deux prénoms. Le petit garçon héritait alors de deux héritages culturels très riches. Les fêtes de Noël, Pâques et Aïd el-Kebir étaient pour lui synonymes de rassemblement, d’amour et de joie. Il ne voyait pas la religion, il voyait l’amour que partageait tous les membres de sa famille, il voyait les fous rires, il voyait les bons petits plats préparés avec amour par ses tantes. Une famille nombreuse dont il ne voyait que pour ces fêtes. A peine fut-il né que Samuel et Sofia McIlrath ont déménagé à Misty Hill. C’était dans cette ville de la profonde Écosse qu’il a grandi. La raison du déménagement des McIlrath d'Édimbourg pour Misty Hill est demeurée un mystère. Nicodème a su la vraie raison en grandissant. Tant est si bien que le petit McIlrath grandit dans un environnement pesant et oppressant. Ses parents n’y pouvait rien, l’oppression venait de l’extérieur. Un soir, alors que le petit Nicodème avait sept ans, il rentrait chez lui avec un œil gonflé. Sa mère faillit s’étouffer de terreur à la vision de son fils, le visage à moitié bouffi. « Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? » avait-elle dit ce soir-là. Son mari était encore à son travail. Il travaillait souvent jusqu’à très tard le soir. « Qui t’as fait ça ? » demanda-t-elle de nouveau, inquiète que son fils ne lui réponde pas. Nicodème avait toujours été un exemple de fils très respectable, ne répondant pas à ses parents, ayant de bonnes notes à l’école, c’était un petit garçon délicieux. Cependant cette fois-ci, il n’ose pas parler. Des larmes commencèrent à couler sur ses grosses joues roses. Son œil lui faisait mal. Il sentit sa mère la prendre dans ses bras. Soudainement, il se lâche « C’est ... c’est Mike, à … à l’école, il … à la sortie, il … il s’est moqué de moi … » Nicodème hoqueta à chaque syllabe. « Il a dit que … que j’étais une bête … parce que … » Il n’osa pas dire la vérité, mais il savait pertinemment que mentir à sa mère était inutile. Elle allait finir par savoir la vérité tôt ou tard. Et Nicodème avait appris par ses parents que la vérité ne devait pas traîner, qu’il fallait la dire dès qu’on le savait. Il ne regarda pas sa mère dans les yeux et se contenta de regarder ses chaussures. Ses larmes coulaient sur le sol. « Il a dit que j’étais un monstre, parce que mon père est chrétien et ma mère arabe ». Nicodème ne savait pas vraiment à quoi s’attendre après avoir fait cet aveu. Mais surtout pas à ça : sa mère le pris dans ses bras. Il se lassa faire. Ils se dirigèrent vers la salle de bain. Sofia assis son fils sur le rebord de la baignoire, elle s’était assise à ses côtés. Elle a activé le pommeau de la douche, prit un gant de toilette et commença à laver le visage de son fils. « M… Maman … » « Chut, mon fils, ça va te faire du bien ». Elle avait raison. La fraîcheur de l’eau adoucissait sa blessure à l’œil qui le brûlait à l’en faire mal à la tête. Tout en continuant à appliquer le gant sur son œil endolori, Sofia parla à son fils. « Il faut que tu saches  que toute ta vie, tu seras confronté à des garçons comme Mike » Toute ma vie ! songea Nicodème, c’est terriblement long ! Mais il n’osa pas répliquer. « Mais tu sais, ce qui est vraiment important, c’est pas ce que Mike et les autres pensent » Il regarda alors sa mère de son œil qui lui faisait le moins mal, bien que l’autre œil suivait automatiquement « Ce qui est important, poursuivi Sofia, c’est ce que toi tu penses de toi-même. Est-ce que tu penses que tu es un monstre ? » « Non ! S’exclama Nicodème, indigné que sa mère pense une chose pareil, je suis content d’être écossais et libanais. » Il vit un grand sourire sur le visage de sa mère et il commençait alors à se sentir mieux.
Cette nuit-là, Sofia lui raconta la signification de ses prénoms. Elle lui expliqua pourquoi il en avait deux, quelles étaient leur origine, pourquoi ceux-là et pas d’autres. Nicodème était fasciné. La religion, il n’y connaissait pour l’instant pas grand-chose, mais il trouvait ça des plus passionnants. « Mais … pourquoi papa et toi vous êtes pas dans la même religion ? » questionna le jeune Nicodème « Pour commencer, on n’est pas dans une religion, rectifia sa mère, mais on pratique une religion. Et je répondrais à cette question quand tu seras un peu plus grand, et surtout quand il sera moins tard, tu as vu l’heure ? Au lit. » Il ne discuta pas. Il se contenta d’embrasser fortement sa mère et se mit au lit, conscient qu’il aura ses réponses. Plus tôt qu’il ne l’aurait cru.


Plus il grandissait, moins Nicodème voyait son père. Il ne savait pas pourquoi, mais il pressentait que sa mère savait quelque chose qu’elle ne voulait pas qu’il sache. Elle disait sans cesse qu’il était occupé par son travail. Son travail consistait à être propriétaire d’une boutique d’instrument de musique dans le centre-ville. Etait-il si populaire que ça ? C’était ce que Nicodème pensait. D’ailleurs, il était pratiquement persuadé que plusieurs nuits, sa mère partait pour revenir juste avant qu’il ne se réveille. Cependant, il lui arrivait de se réveiller en pleine nuit et de voir que son père était assis sur une chaise près de son lit, la plupart du temps, en train de lui lire une histoire. C’était plus que des histoires. David lui comptait les textes judéo-chrétiens. Enfant qu’il était, il ne comprenait pas l’importance des paroles que son père lui prononçait. Lorsque son père était à la maison, c’était systématiquement lui qui emmenait son fils au lit. Et la plupart du temps, pendant les soirées, Nicodème ne regardait pas la télé ou jouait aux voitures avec son père. Il lisait des textes dans une langue qui lui était totalement inconnu. C’était du latin. Même lorsqu’il était absent, Nicodème s’attelait à la tâche d’apprendre les pages et les pages de textes en latin que son père lui avait écrit dans un carnet à couverture noire. C’est ce que son père voulait et malgré son absence, il ne voulait pas le décevoir.

Une nuit lors de ses dix ans, Nicodème était dans les rues de Misty Hill avec sa mère. Ils venaient de rentrer de chez une de ses tantes qui habitait la capitale. Le ciel était gris mais clair, on devinait que le soleil était sur le point de se coucher. Ils venaient de sortir de la voiture. Ce soir-là, les rues étaient désertes. L’ambiance était des plus lourdes bien que la température était devenue soudainement glaciale. Nicodème était fatigué du voyage et ne comprenait pas pourquoi sa mère regarda en face d’elle d’un air terrifié. Il se retourna pour regarder dans sa direction. Un individu très grand, très pâle, en costume blanc, se tenait debout, sur le trottoir d’en face, immobile. Nicodème se souviendra toujours de cette vision terrifiante. Son visage était impassible. Puis doucement, un sourire agrandit son visage bien que le reste de son visage ne changea pas d’émotion. Son sourire se faisait de plus en plus glacial, de plus en plus grand, de plus en plus machiavélique. Il commença à s’avancer, ses longs bras le long de son corps se balançaient à mesure qu’il avançait. D’ailleurs, il ne s’avançait plus, il courrait.  Nicodème et sa mère reculaient à mesure qu’il se rapprochait, sans le quitter du regard il entendit sa mère dire « Nicodème, rentre à la maison, lit la page trois de ton carnet, dépêche-toi, ne discute pas, ne réfléchis pas, fais-le, immédiatement » Le garçon ne comprenait pas. Il ne comprenait pas parce qu’il était terrifié par cette silhouette qui se rapprochait de plus en plus d’eux d’une manière sauvage et atroce. Sa mère a dû le pousser pour qu’il rentre de force. Il se précipita pour ouvrir la porte, monta jusque dans sa chambre pour prendre le carnet de son père. Lorsqu’il descendit pour se retrouver de nouveau au pas de la porte, il entendit sa mère réciter des paroles en arabe. Il était pratiquement sûr qu’il avait déjà entendu ces paroles quelque part, mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Soudainement, sa mère se retourna, l’homme au bras démesurément long et au sourire dont on voyait maintenant les dents pointus était sur le point de la frôler lorsqu’il s’immobilisa à la fin de la récitation de Sofia et poussa un cri démentiel. Nicodème était effrayé. « Nicodème, récite, vas-y, récite le texte ! » Sans discuter du pourquoi ni du comment, il obéit à sa mère. C’était du latin, un des textes que son père lui récitait de temps à autre. Son père lui avait plusieurs fois fait la traduction, mails il l’avait oublié. Il n’y prêtait pas attention, il pensait que ce n’était pas important. Sofia rejoignit son fils derrière lui et l’aida à réciter le texte « Ergo, draco maledícte et omnis légio diabólica, adiurámus te per Deum … » Ils continuèrent ainsi. Nicodème avait l’impression que cela durait une éternité. Il sentit sa mère poser sa main sur ses yeux. Lorsque sa vue se libéra, l’individu qui était d’une pâleur maladive et démesurément long avait disparu. Nicodème se retourna alors vers sa mère « Maman, qu’est-ce qu’il s’est passé, c’était la fatiha que t’as récité hein ? Pourquoi, c’était qui ? C’était qui maman ? » La fatiha est la sourate d’ouverture se trouvant dans le livre saint des musulmans. Nicodème ne le savait pas ce jour-là, mais il avait récité un passage de l’Evangile selon saint Jean. Sofia avait pris son fils dans ses bras pour le rassurer, mais il avait tant de questions. Elle se détacha de lui. Il était temps qu’il apprenne la vérité. « C’était un démon ».    



Tout au long de son adolescence, Nicodème est devenu presque incollable sur les textes religieux. Il avait lu le Coran et la plupart des textes biblique qui contiennent divers ouvrages judéo-chrétiens. La fameuse nuit où il combattit avec l’aide de sa mère son premier démon, Sofia et Nicodème ne sont pas rentrés directement chez eux. Sofia avait décidé qu’il était temps de faire un tour au magasin de David … Bien que la porte était occupée par une pancarte avec écrit dessus « FERME », ils entrèrent grâce à une clé qui possédait Sofia. C’était la première fois que Nicodème entrait dans le magasin de son père. La première chose qui le frappa en y entrant, c’était l’odeur des livres neufs et la frappe visuelle de toutes les couvertures de diverses sortes de livres entreposés un peu partout. Il ne savait pas d’où sortait son père-probablement d’une trappe qui menait au sous-sol-, le garçon qu’il était fut trop fasciné par tous ces livres, bien qu’encore sous le choc de ce qu’il venait de vivre. Ce fut lors de cette soirée que son père lui avoua sa véritable activité. Il tenait cette boutique de son père qui était à Misty Hill depuis toujours. David avait décidé de partir car pour lui, tous ces trucs de démons, d’exorcisme, c’était des conneries. Il n’y a jamais cru. Jusqu’à ce que ses parents se fassent tuer par un démon. David ne voulait pas que Nicodème fasse la même erreur que lui, attendre la trentaine pour commencer à s’intéresser aux rituels d’exorcisme et apprendre les incantations latinistes. D’où le carnet. Il voulait faire ça en douceur, ne pas l’embarquer trop tôt. Nicodème n’était peut-être qu’un enfant à cette époque mais il pensait sans ménagement que son père avait tort. S’il lui avait tout appris dès le début, il aurait été mieux préparé. Quoiqu’il en soit, cette expérience fut considérée comme un signe pour les McIlrath : il fallait que Nicodème soit mieux préparé. Dès lors, la fin de son enfance et son adolescence fut tout sauf rose. Il apprit les rituels de dépossession, il apprit à différencier les fantômes des esprits, il apprit à se défendre des démons … sur le papier. La librairie de son grand-père, et maintenant de son père, cachait bien plus que le dernier polar qui cartonne ou les pièces élisabéthaine du XVIè siècle . Chez les McIlrath, la fonction d’exorciste s’enseigne de père en fils depuis plusieurs générations. Le sous-sol abritait une sorte de salle de torture pour démons, assez impressionnante. Mais à force d’être entrainé dedans depuis son enfance, elle était devenue banale pour Nicodème.

A ses dix-huit ans, le jeune homme fut appelé à une mission délicate. Poursuivre ses études ou être sur le terrain avec son père à chasser les démons pendant que sa mère tenait la boutique. Après de nombreuses disputes et quelques portes claquées, Nicodème en était venu à la conclusion qu’il serait plus utile sur le terrain. Il était vrai que son père l’avait un peu obligé à l’accompagner. Notamment lorsqu’il venait d’avoir vingt-et-un ans, toute la famille se devait de faire le déplacement jusqu’au … Liban. Un tel voyage devait être nécessaire. La famille de Sofia l’avait appelé à l’aide. Un mal étrange avait pris possession du grand-père paternel de Nicodème. Il ne le connaissait que très mal, mais il faisait partie de la famille, et la famille était primordial pour tous les McIlrath. Néanmoins, une fois sur place, une surprise les attendait. Ils n’étaient pas seuls. Un exorciste était présent. L’homme en question s’appelait Ismaël, il vivait au Liban avec sa femme Marie et leur fille. Ils étaient considérés comme les guérisseurs de la ville. Ismaël expliqua au McIlrath qu’il avait une longue expérience derrière lui. Il avait était formé par à la fois un prêtre, un imam et un rabbin. Le grand-père de Nicodème ne pouvait attendre plus longtemps la venue de sa fille et son mari, ils ont donc fait appel à l’exorciste de la ville locale en attendant qu’ils arrivent. La scène de dépossession fut une des plus marquantes de la vie de Nicodème. David avait attaché le vieil homme sur les lanières de son lit. Sofia avait encerclé son père de dessin et de produit pour le rituel, quant à Ismaël, il répétait divers incantations et prières. Nicodème était chargé de provoquer le démon pour qu’il se manifeste et ainsi, qu’il soit plus facile pour ses Ismaël de le faire sortir du corps de son grand-père. Nicodème avait appris plusieurs langues au cours de son adolescence. Il faut savoir que peu importe dans quelle langue vous parlez, le démon vous répondra toujours. Vu qu’ils étaient au Liban, Nicodème avait entrepris de parler l’arabe à ce démon « Mais vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ? Prends-moi ! rugit-il alors que son grand-père avait les yeux noirs. C’est pas avec un vieil homme que tu réussiras à entreprendre quoi que ce soit, c’est quoi que tu es, hein ? Un démon ou une pucelle ? » Ismaël marmonna les dernières paroles d’une récitation en latin puis soudainement, Nicodème vit son grand-père fermer les yeux et arrêter toute forme de lutte. Il semblait endormi. Il espérait vraiment qu’il ne soit qu’endormi. La main de son père sur son épaule le rassura « C’est bon, on a fini ».

Le soir même, Ismaël invita David, Sofia et Nicodème à dîner chez lui. C’est ainsi que les McIlrath firent la connaissance de la femme de David et de sa fille. Nicodème avait rarement mangé une nourriture aussi délicieuse. Lors de cette soirée, il apprit énormément. L’exorcisme sur son propre grand-père fut à la fois traumatisant mais capitale pour l’expérience du jeune homme. Il avait appris de par les textes que toutes les religions sont en réalité une seule. Qu’à la base, il y avait un noyau, mais qu’au fil de l’histoire et bien souvent à cause des hommes et de leurs mauvaises interprétations des textes, plusieurs branches sont nées, des branches qui ont causé des guerres et fait que ces mêmes hommes se haïssent. Ce qui s’était passé aujourd’hui fut l’expérience qui lui fallait pour le convaincre une fois de plus sur ce raisonnement. Le christianisme, l’islam, le judaïsme, ces trois religions monothéistes sont très étroitement liées de par leur croyance. Les mêmes personnages, les mêmes récits, mais pas le même Dieu. Nicodème croyait en Dieu, depuis toujours lui semble-t-il. Il utilise tous les textes envoyés sur terre pour prévenir les hommes. Il utilise les textes latins, les textes hébreux et arabes, ils ont tous leurs importances. Telle était la pensée de Nicodème. Et il était heureux de voir qu’il n’était pas le seul à penser de cette manière. Lors de cette soirée, il fit la connaissance, tout comme ses parents, de la fille d’Ismaël et Marie. Elle s’appelait Martha et elle partageait les mêmes croyances que Nicodème.



Avril 2010

Deux mois que Nicodème avait repris ses marques à Misty Hill. Martha qui l’avait suivi par amour, se faisait une joie de découvrir cette ville des plus étranges et mystiques. Nicodème et Martha tombèrent amoureux lors du premier voyage du jeune McIlrath au Liban. Il en était tellement tombé amoureux qu’il était resté sur place. La situation politique du pays n’était pas de tout repos, mais son activité d’exorciste encore moins. Il se rendit vite compte que les démons étaient pareils en Écosse qu’au Moyen-Orient. Il n’y a pas de différence, le mal est partout. Il se rendit compte également que certains incantations marchaient mieux selon les croyances de certains. Mais depuis qu’ils étaient à Misty Hill pour reprendre le flambeau du défunt père de Nicodème, il n’y avait pour l’instant pas d’inquiétude à avoir sur ce niveau-là, au plus grand bonheur de Nicodème et de Martha. En cette soirée fraîche de printemps, Nicodème venait de rentrer de la boutique. A sa grande surprise, la maison était vide. Vide de présence vivante et surtout humaine. Un horrible pressentiment l’avait soudainement envahi.  « Martha ? Où es-tu, Martha ? »  Il traversa le salon à grand pas, son cœur battait de plus en plus fort dans sa poitrine, il ne savait pas pourquoi. Lorsqu’il ouvrit la porte de la cuisine, il l’avait trouvé endormi sur la table, un livre ouvert sur la joue. Nicodème soupira de soulagement, apparemment si fort que cela réveilla Martha « Hum … t’es arrivé ... ça va ? » Il s’approcha d’elle et s’agenouilla pour être à la même hauteur que sa femme. Pourquoi avait-il eu si peur ? Il lui caressa doucement ses cheveux « Oui. Oui, ça va. Ça va maintenant ». Il lui sourit et l’embrassa tendrement sur le  front en se levant. Ce n’était qu’un mauvais pressentiment, mais Nicodème avait de l’expérience. Il savait ce qu’un mauvais pressentiment signifiait.

Dans les jours qui suivirent, Nicodème était devenu de plus en plus paranoïaque. Il voulait que Martha l’accompagne partout où il allait. Il songea même à fermer la librairie juste pour prendre soin de sa femme et sa future fille. « Mais va travailler je te dis, puis tu sais que je sais me protéger, file où je t’y envoie à coup de pieds au cul » « Mais … bon, je reviens tôt, restes à la maison » « Hum, si j’ai envie d’aller à un festival de rock, je peux ? Hein, s’il te plaiiiit ! » Nicodème savait que Martha disait ceci pour dédramatiser l’oppression que ressentait Nicodème ses derniers jours. D’habitude ça marchait, mais cette fois-ci, il était plus sérieux que jamais « Tu restes à la maison. Je reviens vite ». Il l’embrassa et s’enferma dans sa voiture pour aller travailler au centre-ville. Leur maison était dans un quartier pavillonnaire des plus tranquilles. Quelque fois un peu trop. Bien sûr, toute la journée, Nicodème appelait sa femme pratiquement toutes les vingt minutes, comme il le faisait depuis plusieurs jours. Martha, qui commençait à avoir la marque du téléphone sur son oreille, prenait soin de débrancher le téléphone un certain  temps, au plus grand désarroi de Nicodème qui était désespéré qu’elle ne comprenne pas à quel point il était anxieux « C’est parce que tu as peur de devenir père, ça t’angoisse, t’as toujours été un gamin au fond de toi » lui avait-elle dit au téléphone qui venait de sonner, alors qu'elle venait de le rebrancher « Non, c’est autre chose, répliqua-t-il, je sais pas c’est quoi, c’est … il se passe quelque chose Martha, je le sens, tu devrais le sentir aussi, t’es habituée, encore plus que moi-même » « Tout se passe bien, je t’assure, c’est dans ta tête. Oh, j’ai hâte que tu rentres, j’ai fait un soufflé. Et je l’ai réussi ! » Nicodème sourit, son téléphone à la main. Martha était en pleine phase de pâtisserie chronique, et son gâteau du moment était le soufflé. « Dans une heure j’serai là. Je t’aime. » « Moi aussi je t’aime Nico ». Ce fût les dernières paroles qu’il entendit de sa femme.

Lorsqu’il fut sur le pas de sa porte, il le savait. L’air était glacé dès l’entrée, il sentit une forte odeur de soufre, il semblait même apercevoir une sorte de nuée noirâtre. Il avança jusque dans le salon. Il était là. C’était le même. C‘était le même démon qu’il avait combattu lorsqu’il était enfant, et que sa mère lui avait demandé expressément de rentrer pour lire les notes de son carnet. Il était exactement pareil. Pâle, avec un costume blanc, son visage était impassible mais un large sourire démoniaque qui glaçait le sang de Nicodème était figé entre son nez et son menton pointu. Il ne voyait pas Martha. Il ne voulait pas la voir derrière ce démon, allongée par terre dans une mare de sang. Sa jupe était ce qui était de plus ensanglantée. Elle l’avait attiré entre le salon et la salle à manger. Là où il ne pouvait plus bouger. Sur le plafond, caché par un proéminent lampadaire, était dessiné un symbole qui emprisonnait les démons. Un symbole du même type qui figeait leur pouvoir était dessiné sur le sol, caché par un tapis. Elle l’avait attiré jusque-là, de telle sorte que lorsque Nicodème arriverait, il n’aurait plus qu’à l’achever. Il souriait toujours, inlassablement. Il ne riait pas, Nicodème ne voyait que ses dents acérés. Sans le lâcher des yeux, il récita la fatiha pour commencer, suivit d’un passage en latin de l’Evangile selon saint Jean. La dernière fois qu’il avait combattu ce démon, sa mère lui avait caché les yeux. Il comprit pourquoi. Dans un cri effroyable, il se consuma. Ses immenses bras essayaient d’attraper Nicodème, mais il était bien assez loin. Dans une explosion qui fit planer Nicodème jusque sur le mur, il disparut. Après quelques secondes, il réalisa la triste vérité. Toujours à terre, il se traîna jusque vers le corps de Martha. En la prenant dans ses bras, il fit en sorte de débarrasser son visage de quelques mèches qui faisait obstacle à sa beauté. Ses larmes coulaient sur les traits de sa femme aimante. Le silence fut son seul accompagnateur à son anéantissement.



Jamais il n’a su ce qui s’était réellement passé. Martha avait fait une fausse couche, probablement provoqué par la peur de l’apparition du démon qui avait réussi par un quelconque stratagème à rentrer au domicile des McIlrath. Nicodème ne vit plus dans la maison où il avait vécu deux mois. Il vit désormais dans un appartement non loin de sa boutique. Après avoir perdu sa femme et sa fille qu’il n’a jamais connu, il était passé par une longue période de dépression. Sa mère, qui venait de rentrer au Liban suite à la morte de David, avait fait le déplacement pour accompagner son fils dans cette terrible épreuve. Le corps de Martha fut rapatrié au Liban, là où elle voulait être enterrée. Nicodème avait fait le voyage pour l’enterrement, mais il rentra très vite en Écosse. Il fallait quelqu’un pour faire tourner la boutique. Cela fait trois ans qu’est arrivée cette tragédie. Il lui avait fallu une bonne année pour s’en remettre. Cette année fut horrible pour tous les proches de Nicodème, et bien sûr pour lui-même. Habituellement jovial, il était devenu sombre, il blasphémait sans cesse envers ceux en quoi il croyait. Ce fut le temps et de l’aide précieuse de sa famille et de ses proches qui l’aida à aller mieux. Il a fini par se rendre compte que la terre continuait de tourner. Et pendant qu’il se renfermait dans son remords, d’autres démons tuaient, d’autres démons détruisaient des familles. C’était son rôle de les en empêcher, comme son père l’avait fait avant lui. Il retrouva peu à peu son ancienne joie de vivre, chose qu’il aimait faire croire aux autres, et de cette façon un peu à lui-même. Le fait est que dès qu’il se retrouve seul pendant trop longtemps, il y pense. Il y pense de manière malsaine. Cela le torture de l’intérieur. Lorsqu’il se retrouve seul chez lui, une de seule façon qu’il a trouvé pour ne pas y penser est de lire, de se cultiver, d’en apprendre plus sur ce qui l’entoure, mais également sur les mythes, les légendes, tout ce qui a intrigué l’homme au point d’en écrire des contes. Nicodème Saif McIlrath est toujours là et il compte se venger en accomplissant ce pour quoi il a été formé.